L’œuvre de Perec perdure. Miroir contemporain, les lecteurs continuent de s’y regarder et de s’y chercher avec constance, plaisir et angoisse. Perec a su saisir des traits essentiels d’une époque où nous continuons à nous reconnaître, du moins dans ses questionnements. Comme nombre de ses personnages en quête presque toujours déçue, il s’interroge et il nous interroge. Non pas en nous interpelant – ce n’est pas son genre, son registre n’est pas celui de l’apostrophe, encore moins celui de la provocation –, mais en tirant notre regard vers ce que nous oublions de regarder, qui est plus problématique et révélateur que nous ne l’aurions pensé. Nous nous laissons emporter par la curiosité active de son regard.
Interrogateur infatigable, parfois inquiéteur – mais un inquiéteur bienveillant qui cherche moins à bousculer qu’à nous amener doucement à remettre en cause des certitudes, à nous remettre dans le jeu. Il fait face à ses failles sans trop nous les imposer, conserve toujours un sourire en réserve, comme Kafka. Face à l’angoisse, une courtoisie fraternelle, attentive, cherche la connivence avec le lecteur, subtilement mis dans la poche.
Ce dont parle Perec est souvent dur, grave. S’il l’aborde souvent de biais, indirectement, sur le fond il esquive peu. Il nous invite plutôt à partager la débrouille qu’il faut mobiliser pour l’affronter au jour le jour, fuyant les grandes déclarations définitives qui ne cadrent jamais très utilement avec le cours ordinaire de nos vies. Un sourire qui n’efface pas les terreurs, mais qui humanise le face à face avec ce qui nous emporte et nous menace. Il y a quelque chose comme un petit traité de résistance ordinaire dans l’œuvre de Perec. Les Je me souviens tissent ainsi une trame à la fois ténue, extrêmement fragile, presque rien, et un filet efficace contre les vertiges de l’oubli et du temps qui passe. Toujours proche du cœur de l’angoisse mais toujours aussi un peu de côté.
Cette nouvelle série de LaRevue des lettres modernes se propose d’être le lieu de résonance de cette actualité qui ne se dément pas. Avec le recul, les différentes composantes de l’œuvre apparaissent mieux, et les études évoluent. Les études sur l’œuvre de Perec ont évolué. Si la dimension oulipienne a beaucoup retenu l’attention, l’on prend mieux la mesure aujourd’hui des autres aspects avec lesquels elle se combine et fait sens. On est sans doute mieux à même d’apprécier aujourd’hui la place de l’Oulipo, bien déffrichée désormais, dans une démarche plus globale : à la fois centrale, cultivée pour elle-même, partie prenante de presque tous ses textes, et mise au service de problématiques autres qui la distinguent au sein de l’ensemble des textes et des écrivains oulipiens.
Ce sont peut-être les textes un peu marginaux de l’œuvre qui ont, aujourd’hui, l’écho le plus large. Moins la spectaculaire machine de La Disparition que les plus discrètes interrogations d’Espèces d’espaces ou l’évocation tout en demi-teintes de Récits d’Ellis Island, que nous avons choisi pour ouvrir cette série. La “veine” – ou le “champ” – sociologique de l’œuvre est particulièrement active et féconde, plus de quarante ans après. Ce n’est pas une surprise. Constituant une méthode, ou l’approche d’une méthode, surtout faite de questionnements, elle est particulièrement à même de s’adapter à de nouveaux contextes. C’est d’ailleurs peut-être cela qui reste le plus fort dans l’héritage de l’écrivain : l’insistance, la précision et la finesse d’une interrogation du monde et de la société sans cesse renouvelée, à la fois curieuse, bienveillante et attentive. C’est la raison pour laquelle elle n’est pas prête de s’effacer ni de s’épuiser. Elle perdure à travers la séduction de son regard, parce que longtemps encore nous continuerons à nous y reconnaître et à désirer nous y retrouver et le prolonger pour notre propre compte, pour apprendre à mieux voir autant en nous que le monde autour de nous.
Julien ROUMETTE
“Récits d’Ellis Island” de Georges Perec et Robert Bober au miroir contemporain « Georges Perec – 1 »
Ellis Island de Georges Perec est une voix royale d’accès à l’univers de l’écrivain. Texte écrit à l’origine comme commentaire du documentaire réalisé avec Robert Bober, il fut ensuite complété pour connaître une seconde vie comme œuvre littéraire à part entière. Se distinguant par son écriture poétique, il lie la réflexion sur l’identité à un questionnement sur les migrants, entre errance et espoir, à partir de ce lieu emblématique transformé en musée. Ce volume entend montrer l’ampleur de l’écho contemporain de ce texte bref, à travers des études littéraires, mais également des lectures géographiques, anthropologiques et médiologiques. Un entretien avec Éric Lareine, auteur d’un spectacle construit autour du texte, complète le volume.
Sommaire
Présentation de la série Georges Perec, par Julien ROUMETTE 1. Les vies multiples d’Ellis Island de Georges Perec, par Julien ROUMETTE
I. UN TEXTE LITTÉRAIRE 1. La poésie d’Ellis Island, Christelle Reggiani 2. Pas d’Ulysse à Ellis, Alexis NUSCELOVICI (NOUSS) 3. Errance et espoir deux « mots mous » ? Mémoires de l’exil dans Ellis Island de Perec, par Julien ROUMETTE
II. LECTURES GÉOGRAPHIQUES 4. Ellis Island, au carrefour des géographies perecquiennes, par Théo SOULA 5. Espace, migration et (non) lieu : pour une géographie de l’errance et de l’espoir, par Stéphanie LIMA
III. LECTURES CINÉMATOGRAPHIQUES 6. Ellis Island – du site d’accueil au lieu blâmé, par Corinne MAURY 7. Du cliché au lieu commun : usages des photographies dans le film Récits d’Ellis Island, par Séverine BOURDIEU
IV. MISE EN SCÈNE ET CRÉATION CONTEMPORAINE 8. Retour à Ellis : JR après Perec, par Philippe ORTEL 9. Entretien avec Éric LAREINE Donner un autre éclairage au texte de Perec par le montage, par la musique et le chant