Longtemps s’embarquer sur un navire marchand fut le seul moyen d’aborder des terres lointaines, et voyager ainsi n’était pas entrepris par plaisir. C’est peut-être ce qui explique le peu de détails, dans les récits des voyageurs, sur les réalités quotidiennes de la vie à bord. Il fallut attendre l’avènement des grands paquebots de ligne et leur âge d’or, dans l’entre-deux-guerres, pour que les traversées maritimes, devenues confortables (au moins pour les passagers les plus fortunés), puissent être envisagées comme voyages d’agrément – jusqu’à devenir, avec ces véritables villes flottantes que sont les navires de croisière les plus récents, une forme de terrain de jeu pour classes moyennes favorisées. Est-ce alors pour renouer avec les voyages d’antan, la lenteur d’interminables traversées maritimes et l’expérience d’un certain ennui, aux antipodes de ce que goûtent les croisiéristes, qu’on constate, depuis les années 1990, un engouement pour les voyages en cargo ? Avec l’apparition d’opérateurs touristiques mettant en relation les amateurs de voyages au long cours avec les compagnies d’armement de la marine marchande, ce type de voyage, sans s’être totalement banalisé, attire chaque année de nouveaux adeptes. Les agences de voyages spécialisées proposent désormais dans leurs catalogues toutes sortes de liaisons maritimes lointaines et jouent d’une habile rhétorique publicitaire en présentant les voyages en cargo comme une forme d’anti-tourisme, réservé aux amoureux de la mer, flattant ainsi le désir de distinction de ceux qui tiennent à se démarquer de la masse des croisiéristes.
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Si le développement des routes, et a fortiori des autoroutes, au long du xxe siècle, en même temps que celui de l’automobile, a considérablement rétréci le territoire national, le « voyage en France » n’étant plus l’aventure qu’il était encore par exemple pour Stendhal au temps des Mémoires d’un touriste, le pays n’en a pas moins conservé un vaste réseau de chemins hérités d’une très ancienne histoire des déplacements, attachés à un étroit territoire auquel se cantonnait généralement une population bien plus rurale et sédentaire qu’aujourd’hui. Ces « voie[s] de communication terrestre d'intérêt local, le plus souvent à la campagne, d'importance secondaire par rapport à la route » (Trésor de la langue française), si elles ont été malmenées par la modernité (par destruction, abandon, ou transformation en routes) au fil de l’évolution du monde rural, n’en font pas moins – et sans doute pour cette raison même – l’objet d’un intérêt persistant, voire d’une passion de la part des citadins désormais dominants démographiquement.
C’est cette réalité diverse des « chemins de France » aujourd’hui que ce numéro de la série « Voyages contemporains » souhaite explorer, à travers des œuvres écrites pour la plupart des années Soixante-dix à nos jours, alors que le monde rural séculaire avait définitivement basculé dans la modernité, entre zones « rurbaines » grignotées par la ville et zones désertifiées par l’exode rural, ce qui ne manquait pas de modifier les formes et les usages des chemins ; alors aussi que la littérature, qui avait largement délaissé, voire dédaigné dans |
Comme le vélo lui-même, le voyage à vélo est généralement considéré avec une curiosité polie mais superficielle, ou relégué au rang de passe-temps pour les masochistes, les grands enfants et les moins fortunés, ou – le plus souvent – tout bonnement ignoré et absent des rayons de la littérature viatique. Dès son apparition cependant, ce premier véhicule mécanique autonome dont disposât le public s'imposa comme l'outil de choix tant des touristes débutants que des explorateurs chevronnés. L'engouement fut aussi passionné qu'éphémère : la voiture remplaça le vélo, non sans que les récits cyclistes n'aient eu le temps de se multiplier et de poser les jalons textuels d'une véritable pratique de l'espace, aussi discrète que révolutionnaire. Plus de cent ans après et dans un contexte fort différent, on redécouvre avec un émerveillement renouvelé les possibilités offertes par l'engin, et derechef les récits de voyage à vélo, de proximité ou au long cours, se remettent à proliférer.
Ce sont ces deux temps de l'histoire du voyage cycliste que le présent volume se propose d'explorer en suivant des axes historiques, sociologiques, politiques ou philosophiques. Mais il s'agit aussi d'étudier les deux temps de l'action du "moteur humain", qui appuie alternativement sur les pédales et sur la plume, et la connivence très tôt proclamée de ces deux objets qui, contre toute attente, semblent se soutenir mutuellement : on pédale pour mieux écrire, on écrit pour mieux pédaler, et la vieille analogie du Livre-Monde retrouve, dans le contexte cycliste, une fraîcheur et une pertinence inattendues. Le vélo, véhicule nécessaire du vrai voyage, instrument de la renaissance d'une |
Héritière du XIXe siècle, la littérature de voyage est devenue aujourd’hui un genre ouvert, pas seulement hybride (ce que le récit de voyage est depuis longtemps), mais plus libre qu’avant, que ce soit dans ses acteurs, dans ses destinations, dans ses représentations, dans ses styles et ses parlures, peut-être aussi dans ses formes narratives et dans ses supports médiatiques. Elle est désormais dotée d’une forte conscience de soi, fût-ce pour contester ses propres usages, pour déjouer les attentes de ses lecteurs en se mettant elle-même en cause – tout en continuant à dire le monde dans sa beauté, mais aussi dans sa fragilité.
Les contributions réunies dans ce volume ont mis l’accent sur de telles démarches critiques en analysant et en théorisant quelques-unes des reconfigurations qui sont à l’œuvre dans les littératures de voyage en langue française du temps présent – compte tenu de la dette qu’elles contractent vis-à-vis du passé. Elles jouent, notamment, sur trois paramètres : celui de la ou des voix qui portent le récit, de la distance qui est ménagée entre les pratiques du voyage et leur mise en intrigue, et des motifs et destinations du voyage. Il s’agit désormais d’inventer une langue et des formes, des modalités d’enquête, et un usage du monde qui soient à même de rendre compte de l’expérience complexe et plurielle de l’ailleurs. Une série d’énigmes est posée. Les textes et les images permettent de les formuler, à défaut de les résoudre. |
Les récits de voyages extrêmes fascinent en ce qu’ils transmettent l’expérience d’hommes ou de femmes confrontés à des situations limites. Que ces limites soient géographiques (l’attirance des confins), environnementales (l’intensité paroxystique des éléments en certains endroits de la terre), physiologiques (le seuil vital en-deçà ou au-delà duquel la vie est compromise), comportementales (la prise de risque), psychologiques (la capacité à faire face à ce qui nous déborde), ou d’ordre cognitif (l’altérité radicale d’univers symboliques éloignés du nôtre), l’extrême est ce par quoi nous nommons ce qui nous excède ou nous effraie. Le présent ouvrage en évalue l’impact sur la sensibilité et la pensée à travers des expériences remarquables des XXe et XXIe siècles.
Sommaire
Introduction : Explorations ultimes, franchissements de soi : voyages extrêmes,
par Gilles LOUŸS 1. Le désert, espace de l’extrême chez Isabelle Eberhardt, par Rachel BOUVET 2. À la recherche de l’Ultima Thulé. Quelques voyageurs contemporains dans le Nord-Ouest groenlandais, par Jan BORM 3. Sylvain Tesson, de l’extrême comme nostalgie conquérante, par Jean-Xavier RIDON |
Voyager lentement, alors qu’il est aujourd’hui possible de se rendre en quelques heures en (à peu près) n’importe quel lieu de la planète, est avant tout une réaction — et une manière de se distinguer de ceux qui arpentent le monde en tous sens, en collectionnant à la hâte ces vues dont les guides s’accordent à dire qu’elles valent à elles seules le déplacement. Il est probable, en effet, que la vitesse soit aujourd’hui du côté de la norme. Il suffit de consulter n’importe quelle brochure vantant les merveilles de destinations offertes à l’homme pressé pour s’en convaincre : le temps est révolu des voyages qui accordaient, par nécessité, une place prépondérante au déplacement — au moins sur le plan quantitatif. Il est inutile aujourd’hui de déployer des trésors d’ingéniosité ou de faire preuve d’un quelconque esprit d’aventure pour atteindre et contempler des espaces prêts à s’offrir à l’admiration collective, et organisés pour accueillir un flux toujours croissant de curieux. En un sens, le voyage a été débarrassé du parcours et devient la somme des séjours parfois très brefs qui ont été sélectionnés dans un catalogue, au demeurant très riche, qui offre au consommateur potentiel une série de promesses souvent alléchantes. Il ne s’agit certes pas, ici, de moquer le touriste, et encore moins de le condamner : on ne voit pas très bien pourquoi le livre du monde devrait être la propriété exclusive d’oisifs fortunés, de voyageurs professionnels ou d’esthètes... Reste cependant l’agacement légitime que peut susciter la marchandisation de l’ailleurs et parfois, ce qui est plus grave, de l’autre.
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